Les secrets de Reyl & Cie, la banque suisse de Cahuzac

A Secret Deal on Drones, Sealed in Blood2013-04-07 Longitude -0.371 Latitude 49.182 Altitude 29 Heure 12h28

À la recherche du temps perdu

Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre grand’tante, quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables ; mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vous connaissez, monsieur, la… les châtelaines de Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.